Texte – Étude de la théorie du désordre et des déterminants thérapeutiques dans le chamanisme shuar
Emmanuelle Decker
Extraits de son Mémoire de Maîtrise en Ethnopsychiatrie
Université Paris 8 – Septembre 2003
Avant la conquête espagnole, les Shuars vivaient en habitat isolé et les relations sociales étaient restreintes au minimum entre quelques familles alliées pour un temps seulement. Ils chassaient et chaque famille effectuait une activité agricole pour pouvoir vivre en autosubsistance. Il n’y avait donc aucune organisation politique, mais les hommes pouvaient acquérir du prestige et de l’autorité en devenant Kakaram : puissant, parce que tueur émérite. En effet, le nombre de meurtres et de participations à une vendetta accroît la puissance car elle permet l’acquisition de nouvelles âmes Arutam.
Arutam est le nom que les Shuars donnent à tous les esprits protecteurs. Il peut aussi faire référence à des divinités tel le soleil (Etsa), divinité de la vie et de la mort (Ayumpuùn), des jardins (Nunki), et se présenter aux hommes sous des formes variées : les tigres et les aigles pour le soleil ; la foudre, le tremblement de terre, les vautours pour Ayumpuùn ; et les animaux qui creusent pour Nunki. En effet, les Jivaros croient que les éléments qui déterminent vraiment la vie et la mort, sont des forces cachées qu’on ne peut voir qu’avec l’aide des hallucinogènes et le seul moyen de connaître la vérité sur les causes premières est d’entrer dans le monde surnaturel. C’est pourquoi chaque enfant, quelques jours après sa naissance, prendra la plante hallucinogène pour voir le vrai monde, et quelques années plus tard, acquérir une âme Arutam. Car parmi les trois sortes d’âmes que possèdent les Shuars, cette dernière, la plus importante puisqu’elle protège de la mort violente et des ensorcellements ou empoisonnements, se trouve lors d’un pèlerinage à la cascade sacrée.
Ainsi, il est dit que sous le puits profond creusé par les grandes cascades des rivières, se trouve la porte d’entrée de la maison d’Arutam. Frapper avec un bâton, c’est comme appeler à sa porte ; et de la matrice de la cascade, comme de l’eau qui jaillit de la femme avant l’accouchement, arrive une nouvelle vie, un vieil esprit glorieux, esprit protecteur qui vient habiter le corps de l’aspirant et lui donner force et courage.
Ces esprits protecteurs peuvent se présenter et se montrer sous des formes très distinctes (souvent animales), chaque fois qu’une aide spéciale est nécessaire. Ce sont les mythes qui enseignent comment rencontrer Arutam pour se libérer des esprits mauvais et devenir fort ; ainsi, il est indispensable de jeûner pour gagner la compassion d’Arutam, de prendre du jus de tabac, une plante hallucinogène, puis d’attendre et invoquer l’esprit protecteur en frappant près de la cascade avec son bâton : « Tac, tac, tac j’arrive, viens m’arranger, me renforcer, tac, tac, tac, viens me laver, me nettoyer, me purifier, viens me raccommoder, me guérir ».
D’autres rites, permettant de rencontrer Arutam, peuvent se dérouler dans un endroit isolé de la forêt, ou au bord d’un grand fleuve. Mais chacun se termine par l’incorporation de la force et de l’âme Arutam ; or cette âme donne le désir ardent de tuer et c’est tout naturellement que le nouveau possesseur rejoindra rapidement une expédition vers les territoires de familles ennemies. Avant le meurtre, chacun des participants nomme, devant le groupe, l’esprit rencontré lors de la transe ; et le fait de dévoiler sa vision fait partir cette âme Arutam mais pas sa puissance. Après l’expédition, les participants devront donc se mettre en quête d’une nouvelle âme Arutam pour conserver la puissance de la précédente et obtenir une nouvelle protection contre la vendetta qui ne manquera pas de se préparer dans le camp attaqué. Il est ainsi possible de cumuler la force des âmes incorporées successivement ; chaque retour d’expédition meurtrière impliquant une nouvelle recherche d’Arutam, puisqu’il est impossible de vivre longtemps sans le support de ces esprits. Comme l’ennemi fraîchement tué produit également une âme vengeresse, il faut absolument maintenir cette dernière prisonnière dans le crâne de son propriétaire, grâce à un rituel effectué très rapidement. C’est pourquoi les Indiens Jivaros sont connus comme les fameux réducteurs de tête..
Chamanisme Shuar
Nous avons remarqué combien les mythes et les messages qu’ils contiennent sont les fondements et la trame de tous les événements importants de la vie des indiens shuars. Ils sont le modèle à partir duquel s’élaborent les rites qui ponctuent leur vie sociale, puisque cette dernière inclut dans son champ d’action les êtres humains et les esprits, le visible et l’invisible. Et les moyens de prendre contact avec ces derniers, les règles nécessaires à l’obtention de cette rencontre et leurs conséquences sont explicités clairement dans toute la mythologie.
Le chaman, comme les autres, les exprime, les actualise à travers son initiation et le déroulement précis des rites de guérison, comme autant de mode d’emploi, de recettes appliquées avec méthode. Ainsi, sa pratique est normalement le reflet de celle de Tsunki, le premier chaman, celui qui à l’origine, enseigna aux jivaros à se servir des esprits-serviteurs, forces surnaturelles principales utilisées par le guérisseur dans la pratique de sa fonction.
En effet, Tsunki, divinité de l’eau, fait lui-même partie des esprits protecteurs et apparaît dans les visions de ceux qui recherchent la guérison et la fécondité. Il vit dans une maison sous l’eau, dont les murs sont fait d’anacondas se tenant à la verticale comme des fûts de palmier ; il se sert d’une tortue comme tabouret , on le décrit comme un homme à la peau blanche, aux cheveux longs mais il est aussi capable de se transformer en anaconda. La mythologie explique aussi que celui qui obtient la protection de Tsunki se transforme en un familier de cet esprit et peut s’identifier à lui c’est à dire guérir les maladies de la même manière que la sienne.
Mais chez les Shuars, le mot chaman ne représente rien. Ils utilisent le terme « uwishin tsuakratin » : guérisseur qui a appris lors de son initiation à retirer du corps du malade des flèches maléfiques envoyées par un uwishin wawékratin, terme que les missionnaires ont traduit par sorcier et que les chamans que j’ai rencontré nomment « mauvais » ou « mauvais uwishin ». Actuellement, le Conseil des Sages de la Médecine Traditionnelle Shuar définit l’Uwishin comme un « harmonisateur », «celui qui harmonise les hommes et le cosmos ».
Les chamans possèdent des flèches magiques ou tsentsak qui sont, en fait, des esprits, visibles seulement lors de la transe, après ingestion de l’hallucinogène. Ces esprits ont chacun une forme zoomorphique bien particulière (papillon géant, jaguar, singe) et fournissent au thérapeute une assistance active. Le chaman, gardien des flèches magiques, les conserve dans son estomac, dans une bave ou un flegme, c’est à dire une substance brillante. Chaque sorte de tsentsak ou esprit serviteur nage dans sa propre bave ou matrice personnelle que le chaman obtient lors de son initiation. Ce dernier ne pourra enlever une flèche du corps d’un malade que s’il possède la flèche homonyme, analogue, donc la bave ou matrice correspondante. Les flèches conservées dans son estomac l’appellent « Père » ; elles sont rendues amoureuses par son chant et accomplissent alors leur mission d’aide en lui permettant de décoller celle introduite dans le malade par un chaman ennemi, et à l’origine de la maladie.Tsunki a donné les flèches pour guérir mais les sorciers les utilisent pour faire le mal, trahissant leur mission. C’est pourquoi les chamans qui veulent être de bons chamans, des guérisseurs, doivent être attentifs à ne pas laisser échapper leurs flèches car elles peuvent blesser toute personne qui ne possèdent pas la « bave correspondante », mais personne ne peut ensorceler Tsunki parce qu’il possède toutes les baves correspondantes.
Initiation d’un uwishin
Siro Pellizzaro affirme qu’il existe normalement deux façons de devenir chaman chez les shuars :
1. Un adulte, parce qu’il a reçu un message de Tsunki lors d’une transe, demande à un chaman réputé de l’initier, contre rémunération convenue à l’avance. L’initié pourra rencontrer différents maîtres pour continuer à augmenter son pouvoir mais, comme durant l’initiation, les relations sexuelles sont interdites, les papas poussent de préférence les enfants célibataires à s’initier. En effet, les chamans amazoniens sont enseignés et travaillent avec des plantes comme le tabac, l’ayahuasca, la datura … Or, les esprits des plantes sont, pour le curandero, des êtres à part entière qui n’aiment pas certaines interférences énergétiques qui les gênent ou contrarient leurs propres énergies curatives. L’activité sexuelle en fait partie.
2. La transmission héréditaire lorsqu’un uwishin décide d’initier un fils. Cet initiation commence quelques jours après la naissance lorsque le chaman souffle ses flèches dans la nourriture de l’enfant : sur les seins de la mère qui les transmettra dans le lait, puis dans la pâte de manioc.
La tradition dit que le maître chaman transmet au novice entre cinq et dix baves à chaque étape de l’initiation et que chaque étape est composée de six jours réglés sur un protocole strict :
Le premier jour :
Le matin, l’apprenti- chaman peut manger normalement et prépare le natem. Puis, la nuit venue, le maître et le novice s’installent et le premier inspire quelques gouttes de jus de tabac mastiqué et amené successivement à ses narines par sa main droite. Il se prépare ensuite, environ trois cuillerées de natem que lui propose le disciple : tenant le liquide entre ses mains, le chaman chante, puis souffle dessus et le boit. Il attend que la transe commence et à ce moment- là, demande au novice de lui donner à nouveau du natem qu’il va encore une fois tenir entre ses mains pendant qu’il chante, puis souffler dessus et l’offrir au novice. Dès que sa transe débute, ce dernier va également aspirer du jus de tabac, par une narine, puis l’autre après que le chaman ait soufflé dessus. Le maître continue de chanter puis va appliquer sa bouche successivement et plusieurs fois sur le sommet de la tête, la partie supérieure du dos, entre les doigts de chaque main du novice et souffler très fort, expectorer, faire monter sa bave dans sa bouche, et bouche contre bouche, la transmettre au novice qui l’avale. Le maître s’exclame alors : «Je t’ai donné la bave, matrice de Tsunki ». Il répète le scénario autant de fois qu’il transmet de baves différentes en ponctuant les transmissions de : « Je t’ai donné la matrice de l’aigle. Je t’ai donné la bave de caïman ». Et ainsi il nomme la bave jaune, la bave écumeuse, la bave gélatineuse… Puis, les deux continuent de chanter jusqu’à la fin de la transe, et se couchent mais jouent de la musique ; « Après avoir pris l’ayahuasca, les chants arrivent en grands nombres. Les esprits te font chanter pour que tu aies davantage de visions ». Le chaman veille à ce que le novice ne s’endorme pas sinon les flèches retourneraient vers le maître pensant que le récent initié est mort.
Le second jour :
Le novice ne doit ni boire, ni manger, ni dormir pour que les flèches ne s’échappent pas. Le soir, de façon identique à la veille, ils boivent le natem mais seul le chaman inspire le jus de tabac. Ils chantent et jouent de la musique pour rendre les flèches amoureuses mais le novice doit garder la bouche fermée.
Le troisième jour :
Le novice reste allongé, continue de jeûner et fume du tabac. Puis le soir, les deux partagent le même rituel : prise de natem et aspiration/inspiration de jus de tabac . En effet, « c’est le tabac qui t’enseigne ; il te donne une bonne concentration…Le tabac et l’ayahuasca s’entendent bien ensemble ». Le novice peut alors dormir.
Le quatrième jour :
Le novice continue de jeûner : pas de nourriture, pas de boisson mais il peut dormir et fumer. Le soir, il n’y a pas de rituel.
Le cinquième jour :
C’est le jour de «l’usukruamu », où les deux vont boire « la chicha chapuras », c’est à dire la chicha rituelle du chaman, boisson faiblement alcoolisée, préparée par une jeune fille qui a mastiqué du manioc, puis recraché et laissé filtrer, et sur laquelle le chaman a soufflé. Puis le soir venu, il y a une nouvelle prise de tabac accompagnée de chants. Après un rituel, le novice peut commencer à s’alimenter.
Le sixième jour :
L’initié mange, boit la bière rituelle et lorsqu’il est mieux physiquement, il peut rentrer chez lui. Ainsi se termine la première étape de l’initiation et, selon Harner, un initié formé par un sorcier ne peut devenir que sorcier, mais s’il est formé par un guérisseur, il a le choix. En effet, lorsque son premier tsentsak sortira de sa bouche et qu’il ressentira alors un puissant désir de jeter des sorts, il lui faudra se contrôler, et grâce à sa volonté, ravaler cette première flèche. Et il sera guérisseur.
Rite traditionnel de guérison
Après avoir exploré une initiation traditionnelle, nous allons maintenant découvrir un rituel de guérison classique, tel qu’il est rapporté par Pellizzaro. Ainsi, chez les shuars, lorsqu’un malade ne guérit pas malgré les médecines confectionnées avec des herbes du jardin ou de la forêt, ils préparent les conditions nécessaires à l’intervention d’un uwishin ; La famille prépare le natem pour qu’il ait une densité comme du miel liquide et ils ramènent de la forêt des feuilles et branchages de Sasauk qu’ils assemblent comme pour faire un balai. Puis, ils appellent le thérapeute, mais celui-ci doit venir à jeun depuis au moins le milieu du jour et n’agir que la nuit car ses sens sont aiguisés par la plante et il ne pourrait supporter la lumière du jour.
Entré dans la maison du malade, il extrait d’une petite calebasse, du jus de tabac qu’il avait préalablement mâché. C’est dans sa main droite qu’il prend ce jus et l’aspire par les narines : Il prend le jus de tabac pour que monte la bave, matrice des flèches qui sont en lui. Aussitôt, il prend le natem c’est à dire qu’il chante sur l’ayahuasca , souffle dessus et avale environ trois cuillerées. Il peut ajouter du tabac et des écorces de datura, en les prenant dans sa main droite, s’il veut maximaliser sa vision. Puis, le chaman prend un tumank (instrument de musique à corde) et en joue, allongé sur un lit. Il joue pour rendre ses flèches amoureuses et « pense à toutes les fleurs qui attirent les colibris pour que se réalise la magie ».
Lorsque la transe commence, il chante également ses exploits contre les sorciers, ses guérisons réussies grâce à son pouvoir extraordinaire ; Il se dirige vers le malade, avec le balai de sasauk dans la main droite, fait du vent au-dessus de son corps et siffle une mélodie pour appeler Tsunki, premier chaman.
Cette mélodie s’apparente à celle-ci :
Moi, moi, moi, moi, moi,
Je suis comme Tsunki
Lorsque je bois du natema
Mon corps se refroidit
Et je peux facilement extraire le tsentsak
Moi, moi, moi, moi, moi
Je suis toujours au-dessus des nuages,
Et ainsi ai-je la puissance.
J’ai bu du natema.
J’en ai bu assez pour avoir la puissance.
Tout mon corps est froid
Et je peux donc facilement extraire le tsentsak.
Moi, moi, moi, moi, moi.
En transe, le chaman voit clairement les flèches plantées dans le malade car elles brillent de différentes couleurs selon leur classe. Il entame des chants pour faire venir ses esprits auxiliaires : les Pasuks. Ces derniers connaissent le chant des flèches car chaque type de flèches possède son pasuk. Quand le pasuk chante, le chaman imite ce chant pour réveiller ses flèches endormies dans leur bave, à l’intérieur de son estomac mais aussi pour rendre amoureuses les flèches homonymes, plantées dans le malade par un sorcier, et reliées à lui par un fil argenté tel celui d’une araignée. Les pasuks peuvent eux aussi prendre la forme de flèches et entourer le guérisseur pour lui faire une cuirasse de protection le protégeant des attaques sorcières. Car le sorcier a ses propres pasuks qui peuvent l’attaquer en jetant des flèches.
Le chaman doit d’abord couper les fils qui relient le sorcier à ses flèches fichées dans le malade, affaiblir les pasuks ennemis avec ses chants, et alors les tsentsaks isolés dans le malade vont commencer à sympathiser avec le guérisseur puisqu’il possède de la bave et les flèches homonymes et donc connaît leur chant et leur langage. Il continue à agiter son balai de feuilles pour refroidir et engourdir les flèches maléfiques qui seront sans réaction. Les siennes sont maintenant très impatientes d’aller décoller leur homonymes. Alors il les souffle sur l’endroit malade et ces dernières, collantes, coupantes ou qui « s’enroule comme la queue d’un singe » , détachent celles envoyées par le sorcier.
Alors le chaman approche sa bave homonyme en appliquant sa bouche contre la peau du malade et suce fortement puis expectore avec force et renvoie sa flèche au mauvais uwishin, ce qui le déclare, lui, vainqueur. Mais si ses esprits serviteurs ne réussissent pas à décrocher leurs homonymes, il donne un peu de natem sur lequel il a soufflé au malade, de façon que les flèches maléfiques deviennent saoules et se décollent instantanément. S’il en reste d’autres, d’un autre type, il reprend du jus du tabac pour faire monter une autre bave, avec d’autres esprits serviteurs ; ses esprits auxiliaires lui proposeront d’autres chants et il recommencera le même procédé. Après la dernière succion, il reprend son balai de feuilles et chante la fin des maléfices, la santé recouvrée, la force du patient comme celle de l’anaconda et du tigre. Il souffle une dernière fois pour éloigner des maux insignifiants et termine là le rituel. Il se restaure avec le maître de maison. Ce dernier décide de la rémunération.
Rencontre avec un chaman shuar
Dans notre étude, nous avons décidé d’analyser le dispositif thérapeutique des indiens shuars d’Amazonie équatorienne, à travers l’observation d’un guérisseur particulier, reconnaissant qu’il existe dans toute application et mise en œuvre des pratiques thérapeutiques chamaniques une part individuelle, idiosyncrasique, liée à la personnalité et à la sensibilité du thérapeute. Il s’agit donc ici d’analyser les modifications produites par un guérisseur sur un malade et surtout tous les moyens exploités par celui-ci pour incarner la pensée qu’il a sur la maladie puisque pour pénétrer l’action des thérapeutes, plutôt qu’étudier leurs théories, il nous faudra observer leur pratique concrète. Ce qui amène le chercheur (en Ethnopsychiatrie) à analyser les actions du thérapeute sur le modèle de la recette de cuisine : « Pour obtenir tel effet, le thérapeute a fait cela. Il a fait ceci et a provoqué cela chez le patient. » Si nous acceptons de tester le postulat, proposé par T. Nathan, selon lequel la théorie d’un thérapeute, qui formalise sa conception du désordre et les moyens pour y remédier, est ce qui va déterminer la guérison du patient, comment faire apparaître cette pensée, principal moteur de l’influence, c’est à dire quel dispositif méthodologique mettre en place pour faire émerger quoi ?
J’ai rencontré Ricardo Tsakimp à Sucua, dans la province de Morona Santiago, colonie blanche dans laquelle sont installés de nombreux Shuar. C’est dans cette ville que siège le conseil directif de la FICSH (Federacion Interprovincial de Centros Shuar), association fondée en 1964, dont la devise claire et sans ambiguïté prône toujours l’élévation sociale, économique, morale et culturelle de ses membres (près de 35.000 soit environ 300 villages) et qui se charge de défendre leurs droits et intérêts. R. Tsakimp y vit avec femme et enfants. C’est un uwishin, âgé de 43 ans, qui a été initié dès son adolescence au métier de guérisseur par différents maîtres successifs et qui explique avoir beaucoup appris seul, dans la forêt, en prenant de l’ayahuasca et en rencontrant les plantes. Il affirme vouloir continuer à apprendre et devenir toujours plus puissant car il doit prouver à ses pairs qu’il est capable d’assumer sa fonction de président de « Conseil de Sages », mais aussi aux Indiens, qu’il peut les représenter, défendre et aider à la sauvegarde de leurs traditions tout en s’ouvrant au monde extérieur.
Son activité professionnelle se répartit entre :
1. Son rôle au sein de l’équipe des dirigeants du « Département de Santé Indigène » de la province de Morona Santiago et qui dépend directement du Ministère de la Santé Publique équatorien. Cette équipe est chargée de l’implantation et la sauvegarde de la Médecine Traditionnelle, de promouvoir et socialiser la Médecine Indigène « dans une nouvelle optique de santé interculturelle
2. Ses activités au service de la communauté en tant que guérisseur pour les indiens, les métis et les blancs qui le sollicitent chez lui, le soir, lorsqu’il rentre de son travail pour le Département de Santé Indigène. La rémunération est variable, parfois laissée au bon vouloir du patient et plus rarement jusqu’à 30 ou 50 dollars. Il se déplace aussi en forêt, répondant à l’appel d’une communauté, par l’intermédiaire de la FICSH. Dans ce genre de cas, j’ai assisté à des rémunérations traditionnelles sous forme de poules.
3. Son travail en tant que président du « Conseil des Sages » ou « Association d’Uwishin » pour lequel il doit contacter, recenser et convaincre d’autres chamans de participer à l’élaboration des statuts, à la mise en place et l’application d’un cahier des charges. Ce conseil a pour objectif de créer une unité en regroupant les uwishin, de sauvegarder et fortifier la Médecine sacrée et de la révéler au monde pour démontrer les connaissances possédées.
A mon arrivée, Ricardo m’a souhaité la bienvenue en affirmant que j’étais chez lui comme un membre de sa famille et m’a trouvé une chambre chez un de ses ami, pour que je puisse avoir un coin à moi pendant les trois mois qu’allait durer mon séjour en Equateur. Il m’a proposé de le suivre en forêt pour voir son travail pour le compte du Département de Santé Indigène, de venir de temps en temps le soir regarder le déroulement de ses consultations et de l’accompagner lors de cérémonie de soins dans des communautés shuars de la forêt. Il a souhaité, lui, regarder ma façon de faire une réfléxologie plantaire et gardé des schémas du système énergétique en médecine chinoise, et que j’avais amené pour échanger.
Pour cette étude, j’ai choisi de relater les événements qui se sont déroulés le samedi 16 novembre 2002 lors d’une cérémonie de guérison dans la communauté shuar de Santiago, près de la frontière avec le Pérou, parce que je les trouve représentatifs de tout ce que j’ai pu observer et entendre durant mon séjour en Equateur. Le motif de sa venue est la demande de la famille d’un jeune homme de 17 ans, alité, très faible et ne s‘alimentant plus et l’insistance de toute la communauté à régler « une épidémie de maladies diverses ». Il y a quelques semaines (environ un mois), le jeune était tombé d’un arbre et sentait quelques douleurs dans les jambes. Puis en quelques jours, son état s’est dégradé, il ne pouvait plus mobiliser ses jambes. Ensuite son corps entier s’est engourdi, il est devenu « sans force », « sans vie », ne pouvant plus ni se déplacer, ni bouger normalement. Il a arrêté de s’alimenter quelques jours avant notre venue.
Nous arrivons à la communauté en fin d’après midi. Après l’accueil traditionnel avec la chicha, bière fermentée que prépare les femmes, les habitants et nous-mêmes nous dirigeons vers la bâtisse la plus grande du lieu qui sert habituellement de salle de classe. C’est un rectangle d’environ 8 xr 5 m dont les seuls meubles sont des chaises disposées le long des murs sur lesquelles s’installent les habitants de la communauté en laissant libre le quatrième côté pour les invités.
C’est une première réunion pour les présentations et les souhaits de bienvenue : R. Tsakimp présente sa femme venue pour l’assister et moi, en tant que française sensibilisée à leur effort pour faire admettre et valider leur médecine traditionnelle comme la médecine occidentale. Il me nomme « sa secrétaire », ce qui provoque des rires et des paroles d’accueil chaleureux chez le peuple shuar. Il explicite ensuite son travail effectué dans le cadre du Département de Santé Indigène et ses efforts pour établir un conseil d’uwishin. Il insiste sur le fait que cette association prévoit la collaboration bienveillante, le partage des savoirs, le respect d’une éthique à définir entre les différents uwishin du peuple shuar. Ensuite, il exprime sa vision de la santé : dépendante des échanges harmonieux avec tout ce qui nous entoure, la nature, les autres ; et ceci dans un juste équilibre, un respect de soi et de l’autre quel qu’il soit : humain, animal, plante, caillou. Il parle de la paix du cœur, nécessaire pour qu’advienne cet équilibre essentiel au maintien d’une bonne santé.
Remarque : Les shuars commencent régulièrement leurs déclarations et ponctuent leurs palabres de l’affirmation : « Nous, peuple shuar de la province du Morona Santiago », « Nous, peuple shuar », « Moi, de la communauté X du peuple shuar ».
Puis tout le monde se lève et sort pour manger et de nouveau le village fait face aux invités seuls installés sur des chaises, l’ensemble formant presque un cercle. La femme de R. Tsakimp mange « normalement ». Ricardo goûte un petit peu à tout (bananes, yuca, riz et poulet) et dit qu’il mangera après. Je mange un peu de bananes et un plat de feuilles qu’ils ont préparé à mon intention lorsqu’ils ont appris que j’étais végétarienne. Je précise ces éléments en rapport avec le repas puisque la tradition dit que normalement, ceux qui « prennent » c’est à dire qui vont boire le natem ne sont pas sensés manger ou en tout cas, doivent suivre une diète : pas de viande et éventuellement un peu de banane.
Nous allons nous laver puis nous retournons tous dans la bâtisse, disposés de la même façon ; mais un meuble a été rajouté : une petite table devant nos trois sièges. Sur cette table, le thérapeute dispose une bouteille en verre contenant de « l’agua florida », une eau alcoolisée contenant des plantes, une gourde contenant de l’ayahuasca, un petit verre en métal de la forme d’un dé à coudre mais en plus grand, des cigarettes, du jus de tabac dans une gourde, des bougies qui sont allumées et qui circulent dans la pièce pour le besoin des déplacements.
Il fait nuit. R. Tsakimp demande à sa femme si elle a le balai de feuilles ; cette dernière le lui montre et le garde à la main. Il vérifie qu’un seau se trouve non loin de ses pieds. Le malade est amené sur une litière, portée par trois hommes ; il semble inanimé ; il est déposé sur le sol à droite devant R. Tsakimp. Ce dernier se met torse nu, se pulvérise avec sa bouche l’agua florida sur tout le corps, s’en met sur le visage et la tête avec ses mains, puis en verse un petite quantité dans ses mains qu’il porte à son nez pour inspirer. Il dépose ensuite du jus de tabac dans sa main droite et la porte successivement à chacune de ses narines pour l’inspirer. Il fume une cigarette de tabac. Il se verse un verre d’ayahuasca, prend une cigarette de tabac, souffle la fumée sur le liquide, plusieurs fois, ferme les yeux et semble prononcer ou réciter une prière (ses lèvres murmurent) et il boit le natem. Il fume et attend.
Il commence à fredonner doucement. On entend les bruits et babillages des enfants, des chuchotements, des silences, la forêt. R. Tsakimp me demande si je veux une cigarette. Je la prends et je fume. Il me demande si je veux « prendre pour pouvoir voir ». Je réponds oui ; il me demande alors ma main gauche pour y verser du jus de tabac que je porte successivement à chaque narine pour l’inspirer. On attend. Puis il me propose une cigarette, remplit le verre avec l’ayahuasca, (moins que pour lui), me le donne et, désignant le liquide, me dit en français : « concentration ». Je bois l’ayahuasca (en respirant calmement et souhaitant que mon corps l’accepte pour éviter que je ne me roule par terre en vomissant). A la fin de la dernière gorgée, des exclamations fusent que l’on peut traduire et résumer par : « bien », « c’est bien »…
Nous fumons. Ricardo chante. Il se dirige vers le malade et souffle l’agua florida sur tout son corps. Il en avale une gorgée, conserve le liquide dans sa bouche et le pulvérise sur le visage. Puis recommence la même opération mais pulvérise sur le torse. Et ainsi successivement et rapidement sur le dos, les bras et les jambes ; puis dans les mains du patient qu’il amène contre ses narines pour que le liquide soit inspiré.
Et il chante en secouant son pasauk (balai de feuilles) partout autour et au dessus du malade allongé sur le dos. Ensuite il applique sa bouche sur la peau du patient, au niveau de son cœur et aspire fortement en émettant des bruits de succion ; et en se relevant, très vite, il recrache et vomi dans le seau. Même chose au niveau des jambes, à deux endroits différents.
La mère du patient, debout à coté de lui, commence à invectiver en shuar et émettre des plaintes à l’encontre d’événements et de comportements dans le village. Alors de plusieurs endroits de la salle, on entend des personnes dire « la lumière, la lumière ». Les quelques bougies sont éteintes ; et dans un noir absolu, beaucoup de voix qui me semblent en colère parlent, invectivent, mais sans entamer de disputes ou de conversations. Les voix expriment des doléances ; sentiments, émotions et expressions de mal aise fusent à travers la pièce. Le thérapeute accompagne ces plaintes de chants et de paroles d’accueil et d’apaisement. Il encourage chacun à s’exprimer toujours librement mais sans animosité, à établir des relations de confiance, d’harmonie et à ne pas garder en soi les ressentiments. Il écoute. Il répète ces quelques phrases, comme une litanie, entrecoupé par ses chants : « Il faut se parler, ne pas garder en soi de pensées mauvaises, garder la paix dans le cœur ».
R. Tsakimp sort de la bâtisse quelques instants, discute dehors avec quelques hommes qui l’ont rejoint, revient, chante. Il parle de l’équilibre du bien et du mal, en disant que tout ne peux pas être bon mais il insiste sur la bonne volonté de chacun pour créer des relations harmonieuses, pour que chacun soit en paix et puisse sentir l’amour circuler et fortifier son corps. La pensée, la parole et l’action doivent être accomplies en conscience du rôle et de la participation de chacun à l’équilibre et la paix d’une famille, d’un village, d’une communauté, de l’univers. Puis il demande que quatre hommes du village se présentent devant lui pour représenter la communauté : ils vont être purifiés et prendre le natem pour voir et le soutenir dans son travail.
Donc quatre hommes lui font face sur des chaises qui sont installées devant lui. Le thérapeute leur demande de se mettre torse nu et souffle l’agua florida sur chacun d’eux, de la même manière qu’il avait fait pour le patient et pour moi. Il leur verse le jus de tabac dans la main droite pour que celui- ci soit inspiré. Ils fument et pendant ce temps, d’une voix très douce, R. Tsakimp évoque à nouveau l’équilibre de tous dans et avec l’univers, la paix du cœur et la paix dans la communauté. Puis les quatre boivent l’ayahuasca et le thérapeute chante. Il se lève et pose ses lèvres sur la peau, à l’endroit du cœur de chacun des quatre hommes, fait une succion et recrache dans le seau. Ils fument. Tout le monde attend. Certains papotent, certains rient, les enfants se promènent parfois. L’atmosphère a changé, l’ambiance me semble maintenant plus légère. Ricardo se lève de son siège et s’approche du malade, refait une soplada (aspersion d’eau florale alcoolisée) sur toutes les parties de son corps, chante en agitant le balai de feuilles et aspire à différents endroits du corps : d’abord le cœur et ensuite les jambes ; il prend de l’agua florida dans sa bouche, aspire bouche contre la peau du malade, et recrache. Après chaque succion, il crache en expectorant bruyamment et parfois vomi, dans le seau qu’il garde non loin de lui. Au moment où il crache et vomit, de nombreuses voix encouragent, entérine son action de rejet et ce qui est dit provoque parfois le rire dans l’assemblée. R. Tsakimp recommence 3 ou 4 fois la succion. Il chante et agite son balai de feuilles autour du patient. Puis il réalise, avec sa main droite, comme une spirale au dessus et des pieds à la tête du malade, s’arrête sur la tête et envoie sa main vers le ciel en disant : « shshshsh… ». Il pose cette main sur la tête du jeune homme et récite un « Notre Père » en espagnol. Puis se rassoit. Il demande s’il y a autre chose. Quelques mères s’approchent avec leur enfant et montrent une le ventre, l’autre la tête… Rapidement, R. Tsakimp réalise une soplada, aspire, recrache et récite un «Notre Père », la main posée sur la tête de l’enfant. Les gens commencent à partir, la lumière est rallumée et deux hommes emmènent le patient. Nous allons nous coucher. Il est un peu plus de une heure du matin. Le rituel a duré environ 5 heures.
Le lendemain, le jeune homme vient à notre rencontre, marchant et souriant, et dit combien il est « heureux de revivre » : « Je mourais, je ne pouvais plus bouger, mon corps était faible ». Il parle avec enthousiasme des nouvelles sensations de son corps, de sa force retrouvée. Et peu avant notre départ, tout le monde se réunit de nouveau dans la bâtisse. Plusieurs personnes prennent la parole pour remercier en leur nom, au nom du village, dire combien tout était « oppressé » et comment ils sont « libérés » maintenant. Ils disent que Ricardo a effectué un travail pour quelque chose qui traînait et s’amplifiait depuis un moment, et que beaucoup étaient « aigris » (je ne suis pas sûre de la traduction) mais que maintenant «la joie est revenue. Nombreux insistent sur ce sentiment de joie et de paix retrouvée et le fait d’être de nouveau ensemble avec les autres. Chaque famille amène une poule devant R. Tsakimp qui m’explique que c’est le paiement rituel pour ce genre de guérison. Il est invité à revenir sans laisser passer trop de temps, puis nous repartons en pirogue à moteur avec toutes les poules.
Analyse du dispositif thérapeutique relatéNous allons essayer d’analyser ce dispositif thérapeutique c’est à dire de décortiquer son fonctionnement :
Quelles sont les pièces (actes, objets) qui ensemble, provoquent chez le patient, une transformation, un changement d’état par rapport à celui qui préexistait avant leur utilisation par le thérapeute ?
Tobie Nathan parle de transformation radicale, de modification de l’être du patient comme le résultat induit par une intention thérapeutique. Mais ici, quels sont les éléments, opérateurs de changements, regroupés pour exprimer cette intention ?
Nous allons aussi essayer d’évaluer son efficacité (Y a- il vraiment modification du patient ? Et comment cela se manifeste ?), tout en cherchant une définition du désordre observé : le choix des éléments assemblés, de part la définition de leur fonction, le motif générant leur maniement et la représentation que s’en fait le guérisseur et le groupe auquel il appartient, ce choix donc, est une explication du désordre puisqu’il le définit par les objets, les choses nécessaires pour s’en débarrasser.
Je prends un exemple : Si je vais chercher un litre de destop, sachant que ce produit est un déboucheur puissant qui a pour action de dissoudre intégralement toutes les matières organiques, la caissière, qui ne me connaît pas, mais partage la même culture que moi, pourra quand même en conclure que j’ai un problème : mes canalisations sont bouchées.
Mais voyons d’abord quels sont les instruments qu’utilise le thérapeute :
Le tabac :
Nous avons vu que, dans la tradition shuar, le jus de tabac provoque la montée de la bave, matrice des flèches, dans la bouche du thérapeute. Ainsi il pourra se servir de ses flèches, ses esprits serviteurs qui vont décoller les flèches homonymes fichées dans le corps du malade. Ces tsentsak sont comme des outils pour découper, décoller le mal du patient. Le tabac, défini comme une plante sacrée, est soufflé sur différentes parties du corps du patient ainsi que sur les préparations de plantes parce qu’il chasse les impuretés, il permet d’être plus concentré, de nettoyer sa vision et se protéger. C’est pourquoi « les esprits te disent : Fume ! ». En effet, on fait venir les esprits par le moyen du tabac, fumé ou en jus, parce que le mythe d’Etsa (le soleil), nous dit que Iwia, prisonnier des aubépines qui l’encerclaient de tous cotés, réussit à attirer vers lui Jempe, le colibri, lui- même hypostase de Etsa, grâce à une plante de tabac. Jempe délivra Iwia. Or ceci ne fut possible que grâce au tabac.
L’Homme shuar, et en particulier l’uwishin, ne fait que s’approprier et utiliser des techniques et des pratiques dont les fondements sont dans les mythes. Et ces derniers, selon T. Nathan, sont comme des modes d’emploi, des manuels listant les moyens pour solutionner les différents obstacles sur le chemin de la vie et donc des « instruments de réparateurs ». Donc pour les shuars, la plante de tabac est utilisée pour nettoyer, augmenter la concentration et la vision, et appeler les esprits.
Le natem (ayahuasca) :
Dans la tradition mythique, c’est elle (associée, potentialisée par le tabac) qui ouvre la vision du thérapeute ; elle lui permet de déchiffrer l’invisible et donc dévoile la cause du problème. En effet, après son ingestion, le chaman VOIT le corps du malade comme s’il était transparent et peut lire le SIGNE inscrit dans ce corps, signe visible de lui seul. Et parce qu’il voit et comprend l’INVISIBLE à travers le patient, il peut poser un DIAGNOSTIC. Le natem lui ouvre la connaissance, lui enseigne la raison du désordre, lui permet de formuler une interprétation et de réaffirmer sa position d’expert du mal.
Les chants :
Ici encore, il faut faire appel à la mythologie pour savoir que Tsunki, premier chaman, sifflait une mélodie pour appeler ses flèches puissantes . Ainsi, le chaman commence à chanter pour appeler Tsunki, divinité de la guérison, puis il chante pour appeler ses esprits auxiliaires qui vont le défendre contre les attaques en sorcellerie, contre les esprits auxiliaires de celui qui a envoyé des tsentsak dans le malade. Et il chante encore pour réveiller ses esprits serviteurs endormis dans son estomac. Puis pour rendre amoureux ceux accrochés dans le malade.
Les chants appellent les esprits, la force curative des plantes, des écorces, des bois et « ce sont les esprits (qui) nous apprennent à chanter ». Les chants du chaman sont donc un instrument d’appel aux esprits et divinité qui vont le soutenir, le protéger et l’aider pour son rituel de guérison, mais aussi de son propre pouvoir qui s’appuie sur l’existence de ses invisibles
Le balai de feuilles :
Il engourdit les esprits fichés dans le malade. Cet outil est donc également un moyen d’action sur l’invisible.
La soplada :
Le thérapeute met dans sa bouche de l’agua florida puis le souffle en pulvérisation sur tout le corps (du malade, de ceux qui l’accompagnent, le sien) et ceci pour le nettoyer, le purifier et «pendant qu’il fait une soplada, le curandero pense qu’il guérit le patient et qu’il chasse le mal de son corps ». Cette aspersion purificatrice permet aussi de mieux se défendre contre l’adversité parce qu’elle protège du désordre, du déséquilibre.
La succion :
C’est l’action que réalise le thérapeute après avoir diagnostiqué, appeler ses esprits (auxiliaires, serviteurs, et s’être référé à Tsunki) ; il aspire et recrache le tsentsak, maléfique pour le malade puisque ce dernier ne possède pas la matrice pour accueillir ces esprits dans son estomac.
Notre Père :
Certainement un héritage des jésuites, reflet d’une adaptation et d’une évolution tournée vers l’échange des outils et des représentants d’autres formes de guérison.
La parole :
Elle accompagne différents temps de la cérémonie : ainsi, R. Tsakimp rappelle que l’équilibre, l’harmonie dans son propre corps, dépend et influence les relations avec les autres, avec la communauté, celle des hommes et des esprits. C’est un jeune homme qu’il vient soigner mais il interpelle le village entier, il inclut dans le désordre toutes les familles de Santiago, et leurs relations qui dérangent l’ordre du monde. C’est la communauté qu’il va finalement soigner en demandant à quatre d’entre eux de participer au rite de libération. C’est donc la communauté qu’il doit guérir. L’accent est déplacé du symptôme exprimé par le malade à l’ensemble des habitants du lieu. En effet, le guérisseur relie et réintègre l’individu souffrant à sa famille et à son groupe social de référence puisque son interprétation introduit les interactions réciproques des êtres (en particulier proches) dans l’explication du désordre et la représentation de la maladie telle qu’elle est véhiculée par les traditions shuars. Ainsi, les thérapeutes sont avant tout des sortes de distributeurs d’appartenance fondamentale. De plus, le groupe amène au chaman un patient parce qu’il est tombé d’un arbre, et le chaman réinterprète la maladie, déplace le symptôme en rappelant, dès les présentations et souhaits de bienvenue, sa propre conception de la santé : l’importance de l’harmonie et des échanges bienveillants pour un équilibre de l’homme dans et avec l’univers.
Cette parole agit aussi parce qu’elle extirpe le sens (des choses) dans des lois connues de tous, rappelées par un spécialiste initié à leur fondement et qui, en plus, s’est déclaré représentant de l’association uwishin auprès du gouvernement, donc expert doublement reconnu : par ses pairs et par les politiques, étrangers à son monde. Or, il semble même qu’il est d’autant plus efficace que son expertise est reconnue dans son environnement par le plus grand nombre.
A travers le développement de tous ces points, il apparaît que le thérapeute questionne, demande de l’aide et agit sur l’invisible. Ses instruments, ses actions, sont là pour exprimer et prouver le fait qu’il VOIT donc qu’il SAIT. Ses actions, ses objets, imbriqués comme des rouages, sont l’expression scénique, la définition « en actes » de la théorie qui permet de remédier au désordre, et donc par extension, de la théorie du désordre. En effet, T. Nathan affirme que la principale fonction des objets est de démontrer la pensée théorique des thérapeutes. Et cette pensée s’appuie sur des représentations conceptuelles exprimées dans des mythes or, pour les peuples chamaniques, les légendes fondent le monde, elles en sont la réalité profonde (…), ont la même signification et le même rôle que nos théories scientifiques : celui d’orienter la vie sociale dans tous ses développements. Elles sont « matrice de sens », origine de la théorie des thérapeutes. Et ici, le sens fait intervenir un monde caché, invisible, mais qui se dévoile au chaman, car ce qui à la fois, cause le désordre et va débarrasser le patient de son mal, ce sont les esprits serviteurs et auxiliaires. Or, le guérisseur a appris :
– à les voir avec le natem
– à leur parler et les rendre amoureux avec les chants
– à les influencer avec le tabac
– à les modifier avec le balai de feuilles
– à les évacuer avec le « Notre Père »
Lui seul, initié, peut les influencer et les utiliser comme opérateurs thérapeutiques, opérateurs de changement dans le patient mais aussi dans la communauté qui est interrogée et remise en question à l’occasion de sa rencontre avec ces invisibles.
Et pour mobiliser ces opérateurs :
– les leviers thérapeutiques sont alors les plantes, les chants, les prières, que le guérisseur manipule,
– manipulations qui interviennent dans le cadre de procédures thérapeutiques : souffler, chanter, sucer
L’ensemble : opérateurs, leviers, procédures, exprimant et révélant sa théorie du désordre. Pour reprendre Nathan, dans ce dispositif thérapeutique chamanique, l’être qui cause, qui produit ce que j’observe1 : cette chose est l’invisible, sous forme d’esprit, car dans ces mondes, le désordre se révèle toujours nœud de communication, croisement des chemins, là où précisément, les univers se superposent2. Ainsi, le thérapeute, et selon les fondements théoriques reconnus exact par la société qui l’a construit, postule l’existence et l’action des invisibles (à l’origine du désordre), donc déploie et articule ses techniques à partir de la base conceptuelle de départ ; Et puisqu’il ne s’agit pas ici de discuter du degré de «vérité » des interprétations mais d’observer la conséquence de leur mise en acte, nous pouvons remarquer que ce dispositif précis provoque une transformation du malade
– porteur de symptôme en un être porteur d’un signe, d’un message pour la communauté.
– souffrant, en une personne se décrivant guérie avec une « nouvelle force »
redistribue et vivifie les interactions autour du malade. En introduisant du sens, le thérapeute révèle et rend visible les réseaux (familial, social, des divinités) qui s’imbriquent pour créer la réalité. Il va chercher les causes dans le caché et le collectif puisque le naturel, le collectif et le surnaturel ne forment pour lui qu’une seule réalité et que l’essentiel consiste à interpréter, à conférer du sens3. Et si après l’identification du coupable, le malade guérit , c’est que ce dispositif fonctionne. Or ce système n’a pas seulement une action thérapeutique avec pour conséquence un changement radical chez le patient, sa famille et son groupe de proches ; l’influence déborde (et c’est en tout cas le souhait de son représentant : le chaman) vers d’autres sphères de la vie sociale et politique.
Revendication ethnique
En effet, la tradition chamanique est un facteur d’identité sociale, culturelle et ethnique de première importance pour bon nombre de peuples indigènes en Amazonie4 et les chamans incarnent cette tradition, la rendent vivante et sont alors gardiens des fondements du groupe et d’un système de pensée et d’actions orienté vers la société. C’est donc une évidence qu’ils représentent le fer de lance et la vitrine de leur culture dans la bataille pour la reconnaissance et surtout l’acceptation de leur différence dans leur identité.
Ils font partie de notre présent, et leur proposition d’explication du monde est un système ouvert qui n’est pas incompatible avec les progrès technologiques ; ils s’adaptent et fécondent leur univers avec les outils et pensées du monde occidental. Ainsi, R. Tsakimp surfe régulièrement sur Internet, voyage et pourtant continue à rencontrer son maître- chaman et à être enseigné par les esprits : Le temps de la résistance ethnique ouvertement déclarée est terminée. Il faut savoir intégrer la modernité pour continuer à faire vivre la tradition5.
Le département de Santé Indigène de Morona Santiago veut associer la médecine occidentale à la médecine traditionnelle et donc marier « leur manière de voir le monde matériel et spirituel » avec les instruments et pratiques des médecins blancs. Comme la démarche du guérisseur est additive, parfois même multiplicative, il s’intéresse aux autres thérapeutes, à leurs techniques et leurs manières de faire exister le monde. Aussi, (en Equateur, en Colombie…), malgré les rivalités permanentes entre chamans, ils s’associent, créent des réseaux de soutien, élaborent des statuts, élisent des représentants et participent plus que jamais à la construction de leur devenir comme société amérindienne.
Grâce à cette unité recherchée et renforcée entre les uwishin shuar, ils explorent les moyens de sauvegarder, améliorer et développer leur médecine sacrée, en la dévoilant stratégiquement au reste du monde, pour qu’elle soit reconnue en tant que réel savoir, donc respecter et valoriser. C’est parce qu’ils se réunissent, construisent et intègrent des associations que les guérisseurs continuent d’exister et portent le groupe auquel ils appartiennent. Ils sont même considérés comme ce qui va fortifier le DPSI. Car n’oublions pas que loin de se considérer comme nos ancêtres, ils sont les tenants d’une autre manière de vivre et de concevoir le monde, comme nous ils inventent le monde depuis des millénaires.
Conclusion
Symbole d’une culture, interface entre les mondes, créateur de réseaux, le chaman shuar est aussi le dépositaire d’une théorie sur la guérison. Théorie qui désigne le désordre comme une anomalie dans les interactions de « l’être avec » : sa famille, son groupe, l’univers.
A travers l’un de ses membres, c’est l’ensemble de la communauté qui est touchée, perturbée par l’action d’un invisible. Et c’est bien l’intention et l’intervention du thérapeute, son interprétation du désordre qui transforme le malade isolé dans sa souffrance en un élément porteur de sens pour son groupe. Or ce thérapeute, lui aussi membre de ce même groupe, représentant de son noyau (de ses pensées les plus profondes), est inclus dans d’autres réseaux avec encore d’autres intentions : sociale, politique. C’est l’imbrication de tous ces éléments-là : le thérapeute, sa théorie (incarnée par ses objets), son inscription dans différents réseaux et associations (et le pouvoir qu’il en retire), qui sont actifs lors d’un rituel de guérison ; et qu’il est donc nécessaire d’étudier pour comprendre ce qui est à l’origine de la guérison d’un patient. Ainsi peut-être sera-t-il possible, à partir de l’exploration des déterminants, parmi les thérapies et psychothérapies, de créer des modèles théoriques explicatifs du fonctionnement de ces pratiques.
Bibliographie
1. Nathan T., Nous ne sommes pas seuls au monde, op. cit., p 10.
2. Nathan T., Stengers I., Médecins et sorciers, op. cit., p 17.
3. Nathan T., Hounkpatin L., La parole de la forêt initiale, op. cit., p 28.
4. Chaumeil J.P., Voir Savoir Pouvoir, op. cit., p11.
5. Costa J.P., Les chamans hier et aujourd’hui, op. cit., p 95. |